A beaucoup d’entre nous, par ces temps où se mettent en place les dispositifs judiciaires permettant de juger les crimes et déprédations commises durant la crise post-électorale et même bien avant, le châtiment pénal apparaît comme une sanction injuste, ou comme un moyen de punir les membres d’un parti politique, ou tout simplement comme une justice de vainqueur. Or les droits humains qui ont été violés ne sont rien d’autres que les obligations éternelles qui structurent l’humanité de l’homme et dont le respect lui confère sa dignité.
Le criminel abdique de sa dignité humaine par le crime en violant l’obligation sacrée « envers tout être humain, du seul fait qu’il est un être humain sans qu’aucune autre condition ait à intervenir ». Par le crime il « se met lui-même hors du réseau d’obligations éternelles qui lient chaque être humain à tous les autres ». Or « de même que la seule manière de témoigner du respect à celui qui souffre de la faim est de lui donner à manger, de même, le seul moyen de témoigner du respect à celui qu’est mis hors la loi est de le réintégrer dans la loi en le soumettant au châtiment qu’elle prescrit ». Le crime pose donc la question de la réintégration de l’âme fautive dans le réseau des obligations qui constituent la communauté humaine. Et le châtiment, moyen de cette réintégration à laquelle la société est tenue de pourvoir n’est pas une punition injuste qu’on inflige de l’extérieur au criminel pour le contraindre à rentrer dans un cadre étranger à son essence. Le châtiment pénal est bien plutôt un besoin vital de l’âme fautive. Il lui permet de rentrer en elle-même, de se réconcilier avec elle-même et de retrouver sa position éthique dans le réseau des obligations. Le châtiment pénal restitue à l’âme fautive sa dignité en la réinsérant dans le réseau sacré des obligations qui lient chaque être humain à tous autres. Pour saisir la portée de cette analogie entre le châtiment pénal et la nourriture donnée à un affamé il faut savoir que l’âme fautive humaine s’alimente du châtiment comme le corps de l’affamé s’alimente de pain. Il faut aussi comprendre que le châtiment fait partie de l’ensemble des valeurs dont se nourrit l’être humain qui mène aussi une vie spirituelle et non pas seulement matérielle. L’âme humaine, se nourrit de responsabilité, de liberté d’opinion et de liberté tout court ; d’ordre, d’obéissance, d’égalité, de hiérarchie, de sécurité, de risque, de propriété privée et de propriété collective ; de vérité et de châtiment. De même que l’âme humaine a besoin de ces valeurs pour vivre, elle a besoin du châtiment pour se réinsérer dans le réseau des obligations dont le respect lui confère sa dignité. Cette nécessaire réintégration est parfaite lorsque, après le crime, l’âme fautive consent à son châtiment. Ce consentement se donne librement lorsque le fauteur de crime a conscience d’avoir violé l’obligation sacré envers tout être humain. Il peut consentir au châtiment lorsqu’il croit que la victime est un semblable et lorsqu’il demeure animé par un sentiment de commune appartenance avec elle. L’intégration est par contre imparfaite lorsqu’il n’y consent pas. Et il n’y consent pas lorsqu’il n’a pas le sentiment d’avoir commis un crime. Or dans le cas d’espèce ivoirien, les diverses stratégies qui se mettent en place en vue de dénoncer le châtiment pénal comme un acte de violence et d’injustice nous conduisent à croire que ceux qui sont soupçonnés d’avoir commis des crimes ne consentent pas au châtiment parce qu’ils n’ont pas le sentiment d’avoir ôté la vie à des êtres humains et d’avoir violé des obligations. La quasi-absence d’indignation morale collective et individuelle, d’unanimité dans la révolte morale devant le scandale du meurtre trahit la banalisation du crime dans une culture de violence. Le Bété et l’Ebrié qui ont tué des Dioulas et des Burkinabés, le Dioula qui a tué des Ebriés et des Bétés ne consentent pas au châtiment pénal parce qu’ils n’estiment pas avoir commis des crimes. L’Attié qui a tué des Baoulés, le Baoulé qui a tué des Attiés, l’Abbey qui a assassiné des Dioulas, le Dioula qui a assassiné des Abbey, n’acceptent pas qu’on puisse les poursuivre pénalement parce qu’ils n’ont pas un sentiment de commune appartenance avec leurs victimes. Le Guéré qui a massacré des Yacoubas, le Yacouba qui a massacré des Guérés ne consentent pas au châtiment pénal parce qu’ils n’estiment pas avoir massacrés des êtres humains également dignes de respect et de considération. Ils n’estiment pas avoir tué des êtres qui comme eux seraient en droit d’exiger le respect des obligations qui leur sont dues comme ils le font eux-mêmes au moment où la contrainte juridique s’applique à leur personne pour qu’ils répondent de leurs actes. La panoplie de noms d’animaux et d’objets vils par lesquels les criminels désignent leurs victimes partout où des massacres de masses ont eu cours prouvent que les auteurs des crimes n’ont pas le sentiment d’avoir eu affaire à des êtres humains. Malade du poison de la xénophobie opiniâtrement répandu dans le corps social par l’ancien gouvernement, la société ivoirienne gangrénée par la haine de l’autre a fini par dévorer les âmes qui se sont clôturées dans l’égoïsme et la négation de la parenté universelle des humains. Le fauteur de crime qui cherche à se soustraire au châtiment pense que le crime ne doit pas être châtié parce que l’Autre n’est pas un homme ; l’autre ethnie n’est pas une communauté d’êtres humains. Autrui n’est tout simplement pas un autre moi-même. Cette négation de l’identité humaine de l’autre qui affleure dans l’indifférence des uns et des autres face aux crimes horrifiants qui ont jalonné ces dernières années et spécifiquement la période de la crise post-électoral trahit une absence de compassion un défaut de fraternité humaine entre les individus et les peuples en Côte d’Ivoire. Or la matière sur laquelle s’applique notre réseau d’obligations à nous est constituée par la communauté polyethnique et par l’interdépendance des individus et des peuples qui la constituent.